On sait l’importance de la parole dans le couple. Mais il ne suffit pas de « parler des problèmes » pour que le désir circule. Bien au contraire, cette communication à laquelle nous nous efforçons, dans l’espoir d’apaiser les tensions ou de mieux se comprendre, comporte le risque d’étouffer le feu dont il se nourrit : une part d’agressivité, une part de mystère. Il ne s’agit pas de cesser de parler de ce qui « grattouille ». Il s’agit de ne pas oublier le goût des mots qui « chatouillent ».
Car il n’est pas d’érotisme sans langage.
Le langage est ce qui est donné à l’amour pour pouvoir se vivre et pas seulement se faire.
Il devient érotique lorsqu’on ne cherche plus à parler pour se comprendre, mais pour se représenter l’amour.
Les mots ont ceci de savoureux qu’ils peuvent s’enrouler dans le fantasme, attiser l’envie, décupler la jouissance.
Mais de quelle manière ? Qu’est-ce qui, des non-dits ou des paroles explicites, du timbre ou des modulations de la voix, des mots échangés avant, pendant ou après l’amour, fait chavirer à ce point ?
La fièvre des premiers textos
Entre Anne et Marc, le premier texto est parti un peu par hasard. « C’était sympa de te croiser ce matin », paroles anodines qui disaient juste le plaisir de s’être vus. S’en sont suivis d’autres, empreints de cette même légèreté : « Je vais dans tel quartier, j’ai un rendez-vous de boulot. » « Ah super ! Bonne chance. Raconte-moi en sortant. » À la fin de la journée, la somme de leurs messages attestait de ce qu’ils n’osaient pas encore se dire : une envie de poursuivre un échange dont ils ne savaient pas très bien de quoi il était fait, ni où il allait les mener.
Deux jours plus tard, chacun de son côté, ils se rendaient à l’évidence : ils étaient devenus accros à leur portable, guettant l’arrivée d’un nouveau SMS. La semaine suivante, via son clavier toujours, elle lui a raconté une anecdote et a ponctué : « J’étais sur le cul !» Il a osé : « Évite ce mot, s’il te plaît. Ça fait longtemps. » Elle a ri. Le jeu prenait une autre tournure. Un jeu d’avancée et de retenue, un effeuillage protégé par la distance et les circonvolutions verbales : « Si tu étais là, je ne te ferais pas de mal », a-t-il avancé ensuite, la laissant imaginer comment il lui ferait du bien.
Le pouvoir de la voix
Marc était parti pour plusieurs semaines. Anne ne l’avait pas revu. Elle n’arrivait plus à se représenter son visage, mais peu lui importait : à travers l’écriture de Marc, à travers l’intelligence, la poésie ou l’humour qui s’en dégageaient, elle avait l’impression d’avoir accès à l’essence de son être. Elle n’en revenait pas d’avoir autant envie de lui, et que cette envie se niche là, dans ses mots, qui créaient en elle autant de désordre que de ravissement.
Et puis il a appelé. Elle a été surprise par sa voix, la gravité du timbre, l’aisance du débit et son rire, sonore et franc. Parfois, elle fermait les yeux pour mieux entendre. Pour mieux sentir l’effet de cette voix sur son corps.
La voix de l’amant(e) est décisive pour l’émoi des sens. Certains, selon leur sens dominant, seront plus sensibles aux odeurs ou à l’image. Mais le bain sonore dans lequel l’autre nous enveloppe a le même effet qu’une caresse, qui nous électrise ou pas. Cette voix qui nous remue nous ramène probablement à l’enfance, à la manière dont nous avons été sculptés par les sons : la voix du père à travers le ventre de la mère, la voix de la mère lorsqu’elle raconte l’histoire du soir.
La voix peut posséder le pouvoir de nous porter, de nous émouvoir.
Son potentiel érotique provient surtout de ce qu’elle est déjà une expression du corps de l’autre. Elle incarne son énergie, sa manière d’être au monde, hésitante ou assurée, sa virilité ou sa féminité. La voix, enfin, accompagne le glissement vers le langage des corps, à mesure qu’elle ralentit, chuchote, presse, se mue en souffle, en cri.
Avec Anne, les mots fonctionnaient comme une mise en bouche, savoureuse, excitante. Ils rivalisaient dans l’art de se décontenancer dans des lieux qui ne s’y prêtaient pas, par des mots chuchotés à l’oreille, quand l’autre ne pouvait rien laisser paraître de son trouble. Ils se disaient ce dont ils avaient envie, ce qu’ils avaient aimé, et combien ils n’en avaient jamais assez.
La parole est une façon d’entretenir le désir dans la durée.
Avant l’amour, les mots sont des préliminaires.
Après, ils sont une manière de prolonger le plaisir, de continuer à sucer un bonbon qu’on a trouvé délicieux....
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